Suzie Wong est souvent présentée comme l’archétype de la prostituée au grand cœur, ou comme le fantasme ultime de l’Occidental, mais ce n’est pas tout à fait vrai, elle est bien plus. Elle est tout d’abord un nom qui revient régulièrement sans qu’il soit besoin d’en dire davantage mais dont la simple évocation renvoie toujours à un ineffable asiatique. Tout comme elle a été la muse de Robert Lomax, elle est devenue une source d’inspiration pour des artistes venant de divers horizons ainsi que pour des publicitaires. Elle a de nombreux visages, à l’instar de ces personnages mythologiques que nous connaissons grâce à de nombreux et parfois très différents récits et où on retient ici tel aspect du personnage, là un autre, et elle a une progéniture assez surprenante.
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Avant toute chose, est-il nécessaire de rappeler que Le monde de Suzie Wong est une histoire en réalité très romantique, où la force d’un amour vrai fait fi de la différence de race, de culture et de statut social ?
Comme l’a écrit Étienne Rosse dans la postface de la version française que les Éditions GOPE ont publiée :
« Le monde de Suzie Wong est une fable, un gentil conte de fées écrit pour les adultes […] Richard Mason a créé un univers merveilleux complètement imaginaire, […] où la tragédie côtoie l’humour. […] Vous ne devez pas non plus considérer ce livre comme un documentaire sur la condition des prostituées. Mason nous relate une vie qui, bien qu’elle soit légèrement teintée de danger et de dépravation, est globalement décrite comme amusante et lucrative. L'hôtel Nam Kok, son bar et les femmes qui y travaillent sont idéalisés […].»
Cette idéalisation sert bien sûr à maintenir le lecteur (ou la lectrice) dans cet état de « trêve de l’incrédulité » nécessaire pour pouvoir être mené par la main, du début à la fin du roman. Un parallèle peut être fait avec l’alcool, qui permet au client d’un bar à filles de se maintenir dans le même état de « trêve de l’incrédulité » pour…
Penchons-nous sur quelques exemples où manifestement le romancier a embelli la réalité.
Lorsque Robert Lomax fait la connaissance de Gwenny Lee (la meilleure amie et le faire-valoir de Suzie Wong), au bar du Nam Kok, elle tricote, pour passer le temps en attendant le client. Un peu plus loin, Mason écrit :
« La pluie coïncida avec une certaine morte-saison.
Aucun navire de guerre ne mouillait dans la rade et le bar
du Nam Kok devint sinistre. Les filles tricotaient, bâillaient, faisaient marcher le pick-up. »
L’auteur a probablement voulu donner un côté sympathique, voire maternel, aux filles. Si elles tricotent, c’est qu’elles savent quand même faire quelque chose de leurs dix doigts – les prostituées ne sont-elles pas supposées être fainéantes ? – et c’est probablement pour un proche, un enfant. Toutefois, Mason n’avait passé que quelques mois à Hong Kong et il est également possible que son séjour ait coïncidé avec une période de répression policière où les jeux d’argent étaient interdits, au nom de la Morale. En effet, les prostituées de Wanchai aimaient jouer aux cartes, à une variante locale du Blackjack. Si par malheur un marin voulait tenter sa chance, il perdait à coup sûr et il devait alors payer une tournée générale.
Voici un autre exemple, tiré du chapitre 3 :
« Tu veux une autre San Mig ? ajouta-t-elle en versant dans mon verre ce qui restait de bière dans la bouteille.
— Oui, mais toi ? Tu ne veux rien prendre ?
— Non. Les Chinoises ne boivent pas beaucoup, tu sais.
Les filles d’ici ne boivent pas du tout. »
Il paraît que les habitués des bars de Wanchai qui ont essayé de lire le roman, à l’époque de sa sortie, ne sont pas allés plus loin ! Une femme qui boit, ce n’est pas très glamour n’est-ce pas ?
Dans Wanchai d’Arthur Hacker, on trouve ce dessin représentant la danseuse vedette du Winner Bar, dans les années soixante. Elle avait fait tatouer « God Bless the Durham Light Infantry » (Que dieu bénisse le régiment d'infanterie de Durham) sur l’une de ses cuisses.
Il n’est nulle part fait mention de filles tatouées dans Le monde de Suzie Wong ! En effet, ce tatouage n’est pas de nature à rendre sympathique celle qui le porte : soit elle l’a fait volontairement et alors il est comme un grand bras d’honneur fait à la bonne société – les prostituées se commettant avec les Occidentaux étaient plus ostracisées encore que les autres –, et cela aurait été peu politiquement correct ; soit, et ce n’est pas sans rappeler le marquage au fer rouge en forme de fleur de lys pratiqué en France pendant l’Ancien régime, il s’agit d’une flétrissure, une marque imposée par un client qui sous prétexte qu’il paie croit tout pouvoir exiger, et on serait alors dans une relation de domination et d’exploitation peu supportable pour un roman visant un public large. Écrire un livre ayant pour protagoniste une prostituée était déjà assez inhabituel l’époque et le monde anglophone !
© Arthur Hacker |
Comme nous le dit Arnaud Lanuque, expert du cinéma hongkongais, My Name Ain’t Suzie (Mon nom n’est pas Suzie) « est le seul long métrage à avoir réagi directement à l’œuvre de Richard Mason. »
My Name Ain’t Suzie (1985) |
« Les rapports avec les hommes étrangers [y] sont un mélange contradictoire de séduction et de répulsion d’où l’argent émerge comme le seul authentique mode de communication. Ceux-ci ne sont pas décrits comme d’éventuels princes charmants mais bien comme des clients à satisfaire. De même, le personnage de Shui Mei-li n’est ni une "vierge de cœur", comme Suzie Wong, ni une mante religieuse. Elle se laisse davantage porter par les événements et essaye d’en tirer le meilleur parti, que ce soit sentimentalement ou financièrement. À travers ce portrait, [Angela] Chan retranscrit avec plus de justesse que l’œuvre de Mason ce qu’était la vie d’une prostituée chinoise dans le Wanchai des années cinquante. »
La bande-annonce officielle :
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La conséquence prévisible et quasi inéluctable du succès du roman de Richard Mason, puis du film qui en a été tiré, a été l’ouverture à Hong Kong d’un night-club au nom de Suzie Wong. D’autres suivirent et encore aujourd'hui, on peut trouver en Thaïlande des go-go bars au décor d’inspiration chinoise et dont l’enseigne est au nom de la prostituée la plus célèbre du monde anglo-saxon.
Loin des bars à filles inspirés du Nam Kok, le club Suzie Wong actuel de Pékin est plutôt haut de gamme et branché. On y trouve des salles au style rétro évoquant le Shanghai des années folles et d’autres à la décoration ultramoderne, ainsi qu’un karaoké. Il y a quelques années encore, l’image du Nancy Kwan – l’actrice sino-américaine qui a incarné Suzie Wong dans le film de Richard Quine – était associée à ce club. Aujourd’hui, l’enseigne est beaucoup plus neutre et anonyme, Suzie Wong et Nancy Kwan n’étant plus qu’un lointain souvenir perdu dans les limbes pour les nouvelles générations.
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Voici une Suzie qui n’est pas sans rappeler Betty Boop. Le dessinateur Eddy Crosby (Australie) n’a retenu que le côté cabotin et déluré de la Suzie Wong interprétée par Nancy Kwan. Quant au personnage de Robert Lomax, il a reconnu en lui un frère qui partage les mêmes ambitions artistiques.
À noter la cigarette qui est absente du roman et du film, mais qui est longtemps restée l’apanage des filles de mauvaise vie en Asie.
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Les Hongkongais ont pu suivre les aventures humoristiques de Lily Wong pendant plusieurs années (avant la rétrocession) dans les pages du South China Morning Post. Bien que l’auteur s’en défende et que Lily Wong soit une employée de bureau, elle fait forcément penser à Suzie avec sa minijupe et ses escarpins rouges. D’autre part, elle rencontre pour la première fois Stuart Wright dans le MTR, un moyen de transport qui a l’importance qu’avait le Star Ferry dans les années soixante, et bien sûr, tout comme Robert Lomax, il tombe amoureux d’elle.
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Cette Suzie Wong est une experte en arts martiaux qui travaille en tant que garde du corps et consultante pour l’entraînement des forces spéciales britanniques. Elle a revêtu une cheongsam et chaussé des talons hauts au cours d’une démonstration où elle a mis à terre sans trop d’efforts des marines qui ont tout d’abord cru à une mauvaise blague, illustrant ainsi le dicton, « il faut se méfier de l’eau qui dort. »
Le lien avec la prostituée du Nam Kok va peut-être au-delà de la robe chinoise ; en effet, malgré une enfance terminée brutalement par un viol et son métier qui par moment frôle l’abattage, Suzie Wong a une grande force intérieure qui lui permet d’aller de l’avant et de rester « vierge de cœur ».
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Chanteuse professionnelle, championne et professeur de pole dance, Ming Leong est connue à Singapour sous le nom de scène de Suzie Wong. La référence au personnage de Richard Mason provient probablement du fait qu’à ses débuts, avant de devenir une discipline sportive à part entière, la pole dance avait un côté sulfureux et était confinée aux clubs.
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La rencontre entre Suzie et Robert sur le Star Ferry, vue par Richard Quine dans le film éponyme avec William Holden et Nancy Kwan, et (image du bas) transposée dans le Hong Kong d’aujourd’hui par Vincent Fantauzzo, un peintre australien.
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Une version africaine de Suzie Wong ? Qui regarde un portrait qui aurait pu être réalisé par Robert Lomax ? En train de se faire photographier ? Jeu de miroirs ou humour décalé ?
Peinture exposée lors de la Hong Kong International Art Fair 2011, artiste ? © Spikesphoto – http://spikesphotos.com |
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Une version mexicaine de Suzie Wong, qui a l’air sûre d’elle, combative, par la peintre Lorena Rodriguez.
« Quand j’ai commencé à exposer à l’étranger, je me suis rendu compte que de nombreuses personnes avaient cette idée que la femme sud-américaine est discrète et ignorante, qu’elle vit dans l’ombre de son homme. < N’est-ce pas un stéréotype qui colle à la peau des femmes asiatiques ?> Elles ont été surprises de constater que les femmes représentées dans mes tableaux étaient fortes et modernes. »
Lorena a exposé, entre autres grandes villes, à Hong Kong…
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On trouve différents types d’enseignes commerciales où le nom de Suzie Wong est utilisé, quelquefois avec quelques adaptations ou raccourcis.
Dans le cas d’un bar, la référence est évidente, même s’il ne s’agit pas d’un bar à filles. Mais pour d’autres, notamment les produits alimentaires ou les restaurants, Suzie Wong évoque simplement Hong Kong, la Chine, l’Orient par association d’idées.
La société hollandaise Koen Visser Produkten a acquis une très grande notoriété grâce à ses produits d'inspiration asiatique vendus sous la marque Suzi Wan. En 1976, cette marque est déposée :
Voici encore plus tiré par les cheveux où un tailleur a baptisé son entreprise du nom du personnage de fiction qui a fait connaître Hong Kong et Wanchai dans le monde entier !
Un autre exemple de récupération, scabreux cette fois : L'éveil des sens d'Emy Wong, un nanar érotique où seul subsiste « Wong » et le lien avec une grande promiscuité.
L'éveil des sens d'Emy Wong (1977) |
« Entre Love Story version nippone et Le monde de Suzie Wong de Richard Quine, le film d’Albertini sombre vite dans le roman-photo pâlot où deux cultures s'affrontent, la nôtre à travers ce pilote anglais et la culture asiatique qu'incarne le Docteur Emy Wong, jeune femme promise dès l'enfance à un inconnu, mais qui tombe éperdument amoureuse de cet anglais. Sur fond d'images aussi romantiques que dépaysantes, on suit donc la tragique destinée de cette femme […] » Eric Draven
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Photo prise dans le quartier londonien de Camden Town. « Suzie Wong » est le nom qui est venu spontanément à l’esprit du photographe en voyant cette jeune et belle chinoise.
Après la sortie du film, toutes les hongkongaises de la bonne société qui avaient comme prénom occidental « Suzie » se sont empressées d’en changer, craignant le raccourci « toutes les Chinoises sont des prostituées ».
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Avant de conclure, nous mentionnerons un livre en cours de traduction aux éditions GOPE et un roman graphique, Suzy Wong et les esprits, à paraître aussi aux éditions GOPE, tous deux inspirés du film et surtout par la fascination qu’a exercé Nancy kwan sur les auteurs.
Il manque à cet arbre généalogique votre Suzie Wong, celle qui va prendre vie dans votre esprit et habiter votre cœur à la lecture de Le monde de Suzie Wong par Richard Mason !
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