Publié en 1957, le roman de Richard Mason, The World of Suzie Wong, est surtout connu dans le monde anglo-saxon, et grâce à l’adaptation cinématographique qui en fut réalisée en 1960 par la Paramount, avec William Holden et Nancy Kwan comme principaux acteurs. Le film fut un succès, plus encore que le livre (un million d’exemplaires à l’époque) au point qu’on peut dire, sans exagérer, que cette histoire d’amour entre une prostituée de Hong Kong et un peintre britannique en mal d’inspiration contribua à faire découvrir l’existence de Hong Kong au public occidental.
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Réédité […], on le trouve dans nombre de supermarchés et de boutiques pour touristes de Hong Kong. Nostalgie de pacotille […], peut se dire le chaland, qui peut-être se gardera d’acheter le livre.
Eh bien il aurait tort. Le monde de Suzie Wong est un petit chef-d'œuvre de finesse psychologique et d’observation. À travers l’intrigue qui réunit la jolie Wong Mee-ling (Suzie, pour les marins) et son amant de cœur, c’est tout le Hong Kong des années 50 qui ressuscite, un Hong Kong à jamais disparu, dont l’irrésistible expansion économique et la frénésie de construction qui s’est ensuivie n’ont quasiment rien laissé. Du Luk Kwok, l’hôtel à moitié bordel où débarqua l’auteur en 1956 en toute ingénuité et qui servit de modèle au « Nam Kok » de Suzie Wong, il ne reste que le nom : l’hôtel de quatre étages – l’un des plus hauts du quartier, à l’époque – a fait place à un immeuble de béton et de verre, semblable à ses pareils du front de mer de Wanchai, devenu un respectable quartier d’affaires, à deux ou trois rues près – mais, signe des temps et preuve éclatante du succès économique de Hong Kong, les bar-girls qui officient sous les lumières tamisées ne sont plus des Chinoises, elles viennent des Philippines ou de Thaïlande.
© m20wc51. |
Du monde de Suzie Wong deux reliques ont survécu jusqu’à nos jours : le tramway brinquebalant à impériale, qui dessert toujours la côte nord de l’île sur toute sa longueur, et le Star Ferry. Mais ce dernier, jadis seul moyen de passage entre l’île de Hong Kong et la péninsule de Kowloon, n’est aujourd’hui plus guère fréquenté que par des touristes, les Hongkongais lui préférant le métro ou les deux tunnels routiers. Le temps que met le ferry à effectuer sa traversée a diminué à mesure qu’augmentait, au fil des ans, la surface de la terre poldérisée, conséquence de la vaste spéculation immobilière orchestrée par le gouvernement de Hong Kong.
Luk Kwok hotel, 1957. © Eternal1966. |
Le monde de Suzie Wong est un monde d’immigrés ayant fui la Chine par vagues successives, comme Suzie elle-même, qui a quitté Shanghai à dix-sept ans, peu avant l’arrivée des communistes. Les immigrés s’entassent alors comme ils peuvent dans des bidonvilles à flanc de colline, ou dans des maisons insalubres, à la merci d’un glissement de terrain provoqué par un typhon (le jeune fils de Suzie, fruit de ses amours avec un policier britannique, mourra ainsi, enseveli par un torrent de boue). C’est le monde du chacun pour soi, et la seule action perceptible du gouvernement colonial d’alors, ce sont les hôpitaux, qui tentent d’enrayer les effets de la misère et du manque d’hygiène, et en particulier la tuberculose, qui fait alors des ravages et dont Suzie, grâce à un court séjour en prison, découvrira qu’elle est atteinte. […]
Bidonville de Tai Hang. |
En 1956, Hong Kong est un anachronisme, une colonie comme il n’y en a plus – le terme de « territoire » n’émergera qu’après 1972, année du retrait de Hong Kong, à la demande de Pékin, de la liste des pays à décoloniser établie par l’ONU.
Les mariages mixtes sont rares et montrés du doigt, et beaucoup d’Européens sont presque ouvertement racistes, comme le constatera avec amertume le héros du roman, au cours d’une de ces mortelles parties qui constituent alors le rituel distinctif des expatriés.
L’élite financière et administrative est encore majoritairement britannique, et les Chinois qui y ont accès ont tous les travers des colonisés. La scène du jugement de Suzie, condamnée à trois mois de prison – pour avoir agressé une rivale à coups de ciseaux – par un juge cantonais anglomaniaque, constitue à cet égard un morceau d’anthologie.
L’influence américaine et l’affaiblissement de la position de la Grande-Bretagne dans le monde n’avaient pas vraiment commencé à se faire sentir, ce qui explique que le rêve de Suzie soit de voir un jour Buckingham Palace et qu’elle tienne le gouverneur de Hong Kong – « Mister Governor » – pour l’un des personnages les plus prestigieux au monde. Elle n’aurait pu imaginer que quatre décennies plus tard la Chine récupérerait Hong Kong, que le dernier « Mister Governor » aurait renoncé à se coiffer, pour les cérémonies, d’un casque colonial surmonté d’un plumeau ridicule, et qu’il ferait même l’objet pendant un temps, de la part des organes de propagande de Pékin, d’insultes quotidiennes – « prostituée » étant, sans aucun doute, la plus originale d’entre elles.
Seurre Jacques.
Suzie Wong séduit toujours [ The World of Suzie Wong de Richard Mason]. In : Perspectives chinoises. N°36. Article complet.