Éditions GOPE, 468 pages, 13x19 cm, 24 €, ISBN 978‐2‐9535538‐2‐6

mardi 28 juin 2011

le Nam Kok : le point de contact, le point de départ

[…]
« Monsieur est trop bon, dit-il. Monsieur a une fille ici ? ajouta-t-il en rentrant dans la chambre.
— Une fille ? Non. »
Je supposai qu’en disant « ici », il voulait dire à Hong Kong, et je ne compris toujours pas. Je redescendis par l’ascenseur bringuebalant et donnai des arrhes à la réception pour être sûr qu’on me garde la chambre. Le reçu fut rédigé en chinois. Je pouvais entendre des bouffées de musique de danse qui provenaient d’une porte battante au fond du hall. Je fis un geste vers cette porte et demandai :
« Qu’y a-t-il par là ?
— Le bar.
— Épatant. Je vais boire une bière. »
Je traversai le hall et au même instant les battants s’ouvrirent et livrèrent passage à un matelot de la Royal Navy, un petit homme nerveux et hâlé. Son béret portait en lettres d’or le nom de son bateau, le H.M.S Pallas. Il me fit un signe de tête distrait. Je ris et m’écriai :
« Grands Dieux ! La Navy ! C’est bien le dernier endroit où je me serais attendu à la trouver !
Il me jeta un regard bizarre, comme l’avait fait l’employé de la réception.
— Ma foi, collègue, tu ne trouveras pas grand-chose d’autre, dit-il. Pas au Nam Kok.
— Ah non ? Vous voulez dire qu’il n’y a pas de Chinois ici ?
— Les filles seulement. Les filles sont chinoises.
La porte se rouvrit et une jeune Chinoise apparut, se précipita vers le matelot en riant.
— Hé, tu m’as laissé tomber !
Elle portait des chaussures à talons hauts et une cheongsam à col montant, fendue sur la hanche. Elle était très jolie. Le marin reprit :
— Et ce sont de bonnes gosses, si on les traite bien. Pas vrai Nelly ? Hein ?
— Bien sûr, nous sommes toutes gentilles, approuva gaiement la fille en tirant le matelot par la manche. Allez, viens, tu parles trop. Tu me mets à cran.
— Moi, je te dis, gabier, tu trouveras pas mieux, insista le marin en se laissant entraîner, quelque peu titubant. »
Je les regardai traverser le hall en riant tout seul. Quel idiot je faisais ! J’aurais dû comprendre, rien qu’à voir la tête de l’employé quand j’avais demandé une chambre. Une chambre au mois ! Il devait plutôt avoir l’habitude de les louer à l’heure.
Je poussai les battants de la porte et pénétrai dans le bar.
La pièce me parut sombre après le hall inondé de soleil. Des rideaux masquaient les fenêtres et la salle était éclairée, comme une boîte de nuit, d’une lumière rose diffuse. Quand mes yeux furent habitués à la pénombre, je vis le comptoir dans un coin, le grand juke-box en noyer couvert de chromes qui jouait Seven Lonely Days, les garçons de salle chinois avec leurs plateaux chargés de bières, les marins… et les filles.
Oui, le marin avait raison. Je ne trouverais pas mieux que le Nam Kok.
[…]
© Richard Mason, 1957
© Éditions GOPE, 2011, pour la version française

jeudi 16 juin 2011

Suzie Wong fait encore parler d'elle

Le monde de Suzie Wong a déjà fait couler beaucoup d'encre et ce n'est pas fini ! Aussi bien le roman que le film ont donné lieu à diverses interprétations et ont servi de base à différentes études.
Voici un extrait d'un article paru récemment dans Genre, sexualité & société, une revue francophone à comité de lecture, consacrée à la sexualité et aux questions de genre.

Les constructions raciales et genrées dans Le monde de Suzie Wong

[...]
Dans la narration, l’interdit moral du métissage se confond avec l’interdit sexuel. Le conservatisme des expatriés est présenté comme un défaut pur et simple de désir sexuel, un complexe, une frustration, en somme un déséquilibre de la personnalité. À l’inverse, la transgression que constitue le désir de Robert pour les femmes indigènes figure autant l’expression libre d’une sexualité équilibrée qu’un juste progressisme social qui s’oppose à l’ordre colonial obsolète. Inhibé par le tabou de la relation interethnique, Robert transgresse d’abord symboliquement l’interdit moral à travers la peinture, qui est l’expression de sa puissance sexuelle. L’acte de peindre des femmes indigènes figure la définition et le contrôle de leur sexualité, par opposition avec celle des femmes expatriées (Stella dans les extraits suivants) qui demeure incontrôlable :
« La puissance créatrice est d’origine sexuelle et ce n’était certes pas par hasard que je préférais peindre les Malaises, tout comme d’autres artistes se plaisent à faire des nus. (Un peintre qui prétend que le corps féminin ne l’intéresse que d’une façon abstraite raconte des histoires. Autant peindre des coussins). Les filles indigènes éveillaient en moi des sentiments que, faute de pouvoir exprimer ouvertement, je traduisais comme je pouvais sur la toile et qui donnaient à mes œuvres le peu de mérite qu’on pouvait leur reconnaître. Stella n’avait jamais rien éveillé de tel. » (Mason, 1958, 24).
« Elle se précipita sur son peigne, sa poudre, son rouge et pendant qu’elle se pomponnait, je me sentais bouillir de rage. J’avais envie de lui crier :
– Petite sotte ! Espèce d’imbécile vaniteuse ! Petite garce idiote ! Tu ne comprends donc pas pourquoi je peins les Malaises ? Tu ne vois pas la différence ? Tu ne vois pas qu’elles possèdent une candeur que tu as perdue ? » (Mason, 1958, 23).
La sophistication des femmes occidentales représente une sexualité, quand bien même serait-elle orientée en faveur de la reproduction de la construction normative du genre, qui se soustrait à toute réappropriation. À l’opposé, les femmes indigènes seraient authentiques. La candeur constitue une distance qui permet de nier leur propre sexualité pour la définir en conformité avec un idéal hétéronormatif (Marchetti, 1993, 119-124). Cet idéal normatif s’exprime dans l’ensemble du discours sur le sexe que constitue la trame de la narration, notamment à travers une conception moralisante et essentialiste de la prostitution :
« J’avais une grande affection pour ce lieu et plus encore pour les filles, car s’il était exact que leur profession, l’offrande perpétuelle de leur corps à des matelots de passage, était essentiellement dégradante, je n’avais jamais cessé d’admirer avec quelle obstination elles parvenaient à surmonter leur déchéance ; elles n’avaient abandonné ni leurs manières délicates, ni leur sensibilité, ni leur fierté et c’était pour moi une source d’étonnement perpétuel que de voir fleurir, sur un sol aussi stérile que la prostitution, de telles fleurs de générosité, de tendresse, de gentillesse et d’amour. Et ce n’était pas seulement chez Suzie que j’avais constaté cette innocence du cœur. » (Mason, 1958, 203).
La sexualité idéalisée projetée sur les indigènes est à la fois hyper-exaltée, disponible et contrôlable :
« Devant moi, il y avait un matelot et une petite Chinoise à qui l’Occident avait visiblement fait perdre tous ses complexes asiatiques. Ils s’embrassaient à bouche que veux-tu. » (Mason, 1958, 214).
La construction de cette sexualité idéalisée s’opère aussi par contraposée, en désignant les pratiques qui s’opposent à l’idéal normatif construit à travers les personnages du livre :
« Betty Lau était une de ces filles, plus communes d’ailleurs en Occident qu’en Chine, qui savent compenser leur frigidité par un débordement de sexualité apparente. Il émane d’elles une sorte d’excitation perpétuelle, elles donnent l’impression qu’elles ne sauraient résister à la tentation et elles mènent les hommes par le bout du nez, faisant miroiter leurs appas… jusqu’à la porte de la chambre, et puis elles poussent des cris scandalisés et se prétendent offensées. Des allumeuses. » (Mason, 1958, 216).
Le « sexe » est construit dans le roman comme un point imaginaire par lequel « chacun doit passer pour avoir accès à sa propre intelligibilité […], à la totalité de son corps […], à son identité […] », il fonctionne comme « signifiant unique et comme signifié universel » (Foucault, 1976, 204-205) :
« J’éteignis et je pus voir la silhouette de Suzie se détacher sur un fond de ciel, l’immense ciel de Chine. Elle glissa hors de son cheongsam [en italique dans le texte, robes chinoises popularisées en Occident notamment par le film Le monde de Suzie Wong]. Sa chevelure tomba en avant quand elle se pencha pour ôter ses bas. Elle vint me rejoindre dans le lit. Son corps était frais, inconnu et personne ne l’avait jamais touché, parce qu’un miracle l’avait purifié. Et je me dis que cet instant était le premier du monde, le commencement de tout, celui où deux imparfaites moitiés allaient former un tout admirable. » (Mason, 1958, 184).
Le roman de Mason figure dans sa narration ce que Judith Butler a montré dans Trouble dans le genre : l’identité genrée se construit à travers la répétition stylisée d’actes (Butler, 2006, 265), représentée dans la narration par l’acte de peindre qui est la projection d’un idéal normatif de genre. La différence ethnique, par la distance qu’elle implique selon les expatriés, rend possible cette projection. Cette prise de pouvoir symbolique réalise la construction fantasmée du sujet masculin à travers le « sexe » et la transgression sociale du métissage. [...]

L'article entier peut être lu ici : http://gss.revues.org/index1878.html#quotation

Nicolas Paris , « « Comme à l’époque de Suzie Wong ». Les mutations du red-light district de Wan Chai », Genre, sexualité & société [En ligne] , n° 5 | Printemps 2011 , mis en ligne le 01 juin 2011
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© Richard Mason, 1957
© Éditions GOPE, 2011, pour la version française